Aller au contenu

Lors d’un procès sans précédent impliquant France Telecom, le Tribunal correctionnel de Paris a reconnu l’existence d’un «harcèlement moral institutionnel  au travail» dans son jugement du 20 décembre 2019.

Pour la première fois, le harcèlement moral « institutionnel » est consacré et pénalement sanctionné.

L’entreprise a été condamnée à l’amende maximale prévue de 75.000 €. Des condamnations à des peines de prison ferme ont été prononcées contre des anciens dirigeants de l’entreprise.

France Telecom et d’anciens hauts dirigeants ont été reconnus coupables du délit de « harcèlement moral institutionnel » et ont été condamnés à verser solidairement des dommages et intérêts.

Contexte de l’affaire

Les faits remontent à plus de 10 ans. Courant 2005 -2006, France Telecom met en place divers plans visant à une nouvelle organisation de la Société.

L’objectif est d’atteindre 22 000 départs « volontaires » sous trois ans. Emerge une politique de déflation des effectifs massive.

La majorité d’entre eux étaient fonctionnaires et ne pouvaient être licenciés.

Cette période 2007 – 2010 est marquée par plusieurs suicides et tentatives de suicides de salariés.

En juillet 2009, un technicien met fin à ses jours en mettant en cause directement la politique de France Telecom. Fin 2009 une première plainte est déposée par un syndicat avec constitution de partie civile.

Syndicats, salariés, ayant-droits, associations de défense des victimes se joignent à l’action.

Au cours de l’instruction et des audiences, des témoignages se succèdent mettant notamment en lumière des mutations forcées, des baisses de rémunération, des missions dévalorisantes, des pressions incitant au départ.

Des salariés quittent l’entreprise, d’autres subissent de longs épisodes de dépression. D’autres, face à une situation insoutenable et dégradante se donneront la mort.

Malgré les alertes des représentants du personnel, des médecins du travail la politique d’entreprise s’est poursuivie.

Un rapport de l’inspection du travail a été établi et remis au Parquet en 2010 après les suicides à répétition chez France Telecom.

Pour les prévenus, il devait s’agir de départs « volontaires », lesquels devaient s’inscrire dans « une évolution naturelle ».

 

La reconnaissance du délit de « harcèlement moral institutionnel »

Pour la défense, le délit de harcèlement moral « institutionnel » ne peut être retenu, faute pour celui-ci d’être prévu par le code pénal. Les prévenus faisaient également valoir le principe d’interprétation stricte de la loi pénale.

Le Tribunal a rejeté cette position, au motif que le Juge est conduit à interpréter la loi pénale pour en conforter la définition, par nature générale et impersonnelle, aux circonstances particulières de l’espèce dont il est saisi.

Autre argument soulevé par les prévenus, le délit de harcèlement moral au travail interdit la reconnaissance d’une forme de harcèlement moral « systémique » qui ne viserait pas des salariés déterminés.

Au cœur de l’affaire, se posait donc la qualification du « harcèlement moral institutionnel ».

Citant La Fontaine « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », la Présidente du Tribunal poursuivait « car loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management ».

Selon les Magistrats, « il n’est pas possible de considérer que les pratiques qui portent atteinte à la dignité d’un salarié ne mettent en jeu, et en cause que ses intérêts individuels. Les dysfonctionnements ou la désorganisation de l’entreprise peuvent avoir pour effet ou répercussion, outre l’épuisement psychique de ceux qui les vivent et les subissent, la dégradation de l’ambiance de travail. Et ce qui touche un salarié aujourd’hui risque d’en affecter d’autres demain : il peut s’agir soit du même agissement qui va concerner d’autres salariés, soit d’une source de dysfonctionnement qui va générer d’autres agissements nocifs de nature différente, mais dans un même mouvement ».

Le Tribunal a pu également souligner que la dimension institutionnelle ou stratégique du harcèlement moral et la pluralité des victimes n’ont pas été exclues par le législateur.

Pour la première fois, le Tribunal Correctionnel reconnaît, retient et sanctionne « la dimension collective » du harcèlement moral.

Pour motiver son jugement, le Tribunal a rédigé plus de 340 pages pour un procès inédit et hors normes.

Le tribunal fait ainsi entrer dans la jurisprudence la notion de harcèlement moral « institutionnel », « systémique », prenant la forme d’une politique générale d’entreprise visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat anxiogène et ayant eu pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail.

 

Les caractéristiques du harcèlement moral institutionnel

Le Tribunal a entre autres retenu que les dirigeants ont fait le choix d’une politique de déflation des effectifs « à marche forcée ». Et que « cette mise en mouvement massive axée sur l’effectivité des départs organisée par les managers a crée un climat anxiogène, déstabilisant les agents qui tombaient alors dans la crainte de ne pas retrouver de poste en raison des 22000 suppressions programmées, ou  dans l’angoisse de devoir à tout prix parvenir à s’adapter à leurs nouvelles fonctions sous peine d’être contraints au départ ».

Le harcèlement moral au travail dit institutionnel est donc fondé sur une politique d’entreprise, visant une collectivité de personnels.

Le harcèlement résulte dans ce cas non pas de comportements individuels mais d’une véritable stratégie d’entreprise visant à créer un « climat anxiogène « , « ayant eu pour objet une dégradation des conditions de travail en forçant les agents au départ ou à la mobilité au-delà d’un usage normal du pouvoir de direction »

Cette politique de gestion des ressources humaines déterminée et menée au plus haut niveau de l’entreprise a été à l’origine d’agissements répétés, qui outrepassaient les limites du pouvoir de direction et a généré le recours à des dispositifs managériaux aux « répercussions nécessairement anxiogènes ».

Dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, les atteintes provoquées par l’emprise sur le salarié (les failles, les doutes) se doublent « d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performance. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif ».

Le tribunal correctionnel de Paris a condamné les méthodes de gestion qui ont été mises en place pour atteindre cet objectif de réduction des effectifs et qui sont susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié.

La Juridiction retient qu’au cas de l’espèce, le volontariat des départs n’était qu’un « simple affichage ».

Elle indique qu’il ne s’agit pas de critiquer les choix stratégiques d’un chef d’entreprise, notamment celui de déflation des effectifs (ouverture à la concurrence, dualité des statuts, le poids de la dette etc.) mais « de rappeler aux prévenus que les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22000 départs en trois ans étaient interdits ».

 

Portée de la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel

Bien qu’intervenu dans un contexte particulier de privatisation, ce jugement en consacrant la notion de harcèlement institutionnalisé demeure emblématique.

Il condamne non pas des comportements individuels mais une stratégie de harcèlement d’entreprise. D’une certaine manière, il fixe les limites aux politiques de réorganisation et de réduction des coûts sans considération pour l’humain en retenant une conception pleine et entière de l’infraction de harcèlement moral.

Ce jugement dépasse les frontières de France Telecom rebaptisé Orange en 2013.

Il est reconnu que le harcèlement moral peut donc prendre plusieurs formes : celui qui procède de relations individuelles et interpersonnelles mais aussi celui qui recouvre une dimension systémique ou institutionnelle. Dans ce dernier cas, le harceleur n’a pas à connaître le salarié harcelé, sa participation à la mise en place d’un système conçu au plus haut niveau et ayant eu des conséquences sur la santé des salariés est suffisante.

Le jugement a été frappé d’appel.

Marie-Laure ARBEZ-NICOLAS

Avocat au Barreau de Paris